Un soir sans lune, seul au cœur de cette ville austère, je laisse mes jambes me guider vers ma destinée. Je vagabonde sur le trottoir détrempé en évitant les immondices de la société moderne qui jonchent le sol. Mes pas, dans une chorégraphie digne de Michaël Flatley, martèlent le sol humide de cette rue déserte ; spectacle macabre de claquettes venu tout droit d’une autre époque. Sans but, arpentant avec difficulté les méandres de ma vie, au croisement de deux avenues, je me trouve face à une jeune femme, au regard angélique, semblant descendre directement du paradis mais je lis au fond de ses yeux une tristesse abyssale, toute la détresse du monde. Je n’ai pas la certitude de pouvoir comprendre une telle tristesse surtout lorsque celle-ci est autant ancrée dans le regard d’une personne inconnue. Mes yeux, inquisiteurs, glissent avec lenteur le long de son corps pour s’arrêter sur ses jambes qui semblent vouloir céder à chaque instant et laisser s’effondrer la frêle silhouette. Pourtant, dans un mouvement hypnotique, elle poursuit sa route, les yeux perdus sur le bitume crasseux où se déverse, peu à peu, les reliquats de sa vie. Au fond de mon être, je ressens le besoin impérieux de pénétrer son espace vital, de cambrioler son cœur, de m’emparer, ne serait-ce qu’un instant, de son âme. Ma bouche s’entrouvre et, dans un soupir désespéré, je l’interpelle.
Cette inconnue, au visage décharné, sort, peu à peu, des ténèbres qui l’entourent et semble remarquer ma présence sans que je ne puisse lire dans son regard une quelconque émotion. Je diminue lentement la distance qui nous sépare, afin de ne pas l’effaroucher. Livide, son regard est sans vie. Intérieurement, je ne suis pas certain qu’elle m’écoute ; d’ailleurs, est-ce qu’elle m’entend au moins ? Elle reste figée, sans réaction, les bras ballants, face à mon déversement de banalités. Je lui demande quel est le mal qui la guide dans ces rues désertes, les raisons de sa tristesse, de son accablement, de ce regard si désemparé. Malheureusement, même si sa bouche souhaitait m’offrir un semblant d’explication, à aucun moment, elle ne fut en mesure de me faire écouter la mélodie de sa voix ; elle semblait comme pétrifiée à la simple idée de parler à quelqu’un, à sortir de ce mutisme qui était son unique compagnon depuis une éternité. Je crois me souvenir que c’est à cet instant que j’ai ressenti le besoin violent, une véritable douleur venue du fond de mes entrailles, de lui venir en aide ; une aide qui serait sans doute dérisoire mais, sans ces certitudes qui gèrent inlassablement ma vie, je devais tenter de lui apporter ce qui lui manquait.
Je suis persuadé que cette petite âme en détresse a, immédiatement, compris qu’il lui serait impossible de stopper ma volonté de lui offrir une parcelle de mon cœur. J’avais, chevillé au corps, le désir indestructible de me parer des ornements de guide durant quelques secondes, quelques minutes, afin de lui faire découvrir ce sentier irréel, fantasmagorique. Un sentier qui n’existait, peut-être que dans mon imagination fertile ou malade. Un raidillon caillouteux qui franchissait allégrement les collines de la tristesse, les monts du désespoir et débouchant sur une vallée d’abondance, vallon illusoire des bonheurs perdus… Bien que ne sachant rien de cette jeune fille, je souhaitais lui faire retrouver cette petite flamme qui avait désertée le fond de son cœur. J’avoue avoir été désemparé face à son regard sombre et circonspect, semblant s’interroger sur les changements possibles que pourrait entrainer la rencontre de ce quidam sans relief ni attraits particuliers. Sans lui laisser une seule chance de s’esquiver, je pris sa main glaciale dans la mienne, serrant plus que de raison et l’entrainait vers un square intimiste tout proche.
Sur un banc de pierre, érodé par la mémoire des solitudes passées, je demeure silencieux durant quelques secondes aux côtés de cette jeune fille en perdition puis, sans raison apparente, Je lui racontais une partie de ma vie. La voix chevrotante, je lui ai dit que la vie est rarement celle que l’on attend, que l’on rêve, qu’il faut juste en avoir conscience et l’accepter à défaut de le supporter réellement. Je lui parlais de certains événements de ma destinée, les plus marquants, peut-être les plus horrible mais à dessein de lui faire admettre qu’il y a toujours une renaissance après chaque tragédie. La jeune femme continuait à poser un regard scrutateur sur moi, prudente, sans vraiment comprendre jusqu’où mon raisonnement la mènerait mais je remarquais, avec tendresse, que son visage n’était plus figé ; elle semblait, désormais, s’ouvrir à mes lapalissades sans relief. J’avais pour but de lui faire comprendre qu’elle n’en était qu’aux premières marches de la vie et qu’elle se devait de trouver en elle la force d’en être actrice et non spectatrice. Je lui expliquais, avec toute la maladresse dont je suis capable, que ma philosophie de vie était l’ouverture aux contemporains qui m’entourent, à l’amitié vraie et, à de très rares exceptions, à l’amour ; toutes les facettes du bonheur, parfois désuet, qui colore l’existence de reflets diaprés et en fait par instants, mais par instants seulement, le plus merveilleux des arc-en-ciel.
Durant de longues années, je me suis remémoré ce monologue égocentrique et j’ai tenté de trouver quel avait été le déclic pour cette jeune femme. Malgré mon flot incessant de paroles et le plaisir évident que j’avais à me raconter, je remarquais son regard devenir plus clair, peut-être reprendre vie, un léger sourire semblant apaiser son visage, une teinte rosée colonisant délicatement ses joues creuses ; je compris que les minutes passées en sa compagnie n’avaient pas été vaines, que la mission que je m’étais fixé, et qui me semblait onirique, était un succès au-delà de mes espérances.
Il me semble évident que, ce dont avait besoin cette jeune femme était non pas qu’on l’écoutât mais bien qu’une personne lui parlât. En son for intérieur, elle ressentait le besoin vital d’exister pour quelqu’un et plus encore la douleur d’avoir toujours voulut être une personne différente. Malheureusement, elle n’avait reçu que déception et frustration, que regards dédaigneux et plus horrible encore, de l’indifférence ; alors, peu à peu, elle s’était renfermée, recroquevillée pour s’isoler du monde qui l’entourait, acceptant passivement le destin moribond qui la guettait à chaque coin de rue.
Après une heure, assis côte à cote, la jeune femme s’est levée et, avant de disparaitre à travers les premiers frimas de novembre, elle a plongé son regard dans le mien ; jusqu’à aujourd’hui, jamais un regard ne me sembla plus limpide, plus profond, plus pur. Je reconnais avoir eu le désir de l’étreindre, de m’approprier cette vie que je voulais partager, le désir simple de la rendre heureuse… J’étais persuadé que nos routes ne se croiseraient jamais plus et me contentais du bonheur simple d’avoir été le déclencheur de ce destin qui était enfin intervenu dans sa quête de réponse.
Elle fit quelques mètres, se retourna et j’entendis, pour la première fois, le son de sa voix : « Je m’appelle Alexandra.. ». Ne me laissant pas le temps de lui dire mon prénom, elle ajouta : « Non, ne dis rien !! Pour moi, tu resteras celui qui m’a donné la vie !! Adieu !! ».
DKA